Page:Mémoires Saint-Simon tome1.djvu/48

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sins germains, qui me laissoit comme dans l’abandon à moi-même, et augmentoit le besoin de savoir en faire un bon usage, sans secours et sans appui ; ses deux frères obscurs, et l’aîné ruiné et plaideur de sa famille, et le seul frère de mon père sans enfants et son aîné de huit ans.

En même temps, elle s’appliquoit à m’élever le courage, et à m’exciter de me rendre tel que je pusse réparer par moi-même des vides aussi difficiles à surmonter. Elle réussit à m’en donner un grand désir. Mon goût pour l’étude et les sciences ne le seconda pas, mais celui qui est comme avec moi pour la lecture et pour l’histoire, et conséquemment de faire et de devenir quelque chose par l’émulation et les exemples que je trouvois, suppléa à cette froideur pour les lettres ; et j’ai toujours pensé que si on m’avoit fait moins perdre de temps à celles-ci, et qu’on m’eût fait faire une étude sérieuse de celle-, j’aurois pu y devenir quelque chose.

Cette lecture de l’histoire et surtout des Mémoires particuliers de la nôtre, des derniers temps depuis François Ier, que je faisois de moi-même, me firent naître l’envie d’écrire aussi ceux de ce que je verrois, dans le désir et dans l’espérance d’être de quelque chose et de savoir le mieux que je pourrois les affaires de mon temps. Les inconvénients ne laissèrent pas de se présenter à mon esprit ; mais la résolution bien ferme d’en garder le secret à moi tout seul me parut remédier à tout. Je les commençai donc en juillet 1694, étant mestre de camp[1] d’un régiment de cavalerie de mon nom, dans le camp de Guinsheim sur le Vieux-Rhin, en l’armée commandée par le maréchal duc de Lorges.

En 1691 j’étois en philosophie et commençois à monter à cheval à l’académie des sieurs de Mémon à Rochefort, et je commençois aussi à m’ennuyer beaucoup des maîtres et de l’étude, et à désirer fort d’entrer dans le service. Le siège de Mons, formé par le roi en personne, à la première pointe du printemps, y avoit attiré presque tous les jeunes gens de mon âge pour leur première campagne ; et ce qui me piquoit le plus, M. le duc de Chartres y faisoit la sienne. J’avois été comme élevé avec lui, plus jeune que lui de huit mois, et si l’âge permet cette expression entre jeunes gens si inégaux, l’amitié nous unissoit ensemble. Je pris donc ma résolution de me tirer de l’enfance, et je supprime les ruses dont je me servis pour y réussir. Je m’adressai à ma mère ; je reconnus bientôt qu’elle m’amusoit. J’eus recours à mon père à qui je fis accroire que le roi, ayant fait un grand siège cette année, se reposeroit la prochaine. Je trompai ma mère qui ne découvrit ce que j’avois tramé que sur le point de l’exécution, et que j’avois monté mon père à ne se laisser point entamer.

Le roi s’étoit roidi à n’excepter aucun de ceux qui entroient dans le service, excepté les seuls princes du sang et ses bâtards, de la nécessité de passer une année dans une de ses deux compagnies de mousquetaires, à leur choix, et de , à apprendre plus ou moins longtemps à obéir, ou à la tête d’une compagnie de cavalerie, ou subalterne dans son régiment d’infanterie qu’il distinguoit et affectiounoit sur tous

  1. Le titre de mestre de camp répondait à celui de colonel.